Bourguiba : Bataille de Remada 22 mai 1958

Discours de Bourguiba : Bataille de Remada
Tunis, le 22 mai 1958
…Quand je parle des incidents des événements français, il n’est pas question dans mon esprit d’établir un ordre de préférence entre tel ou tel régime ou d’interroger l’avenir. Elles s’inscrivent déjà dans le présent.
En ce moment même où je vous parle, des accrochages sont en cours entre nos forces et les troupes françaises. Un engagement, se déroule sur l’aérodrome de Gafsa. Dans la région de Remada, des unités s’observent à Oued Dekouk et à Bir-Amir. Nous ne sommes plus dans le domaine de l’hypothèse.
Des heurts sont en cours dont nous souhaitons qu’ils se terminent sans dommages ; mais il n’est pas exclu qu’ils prennent de l’extension et que nous ne trouvions plus à qui parler. Nous risquons de ne trouver en face de nous aucun Gouvernement, aucune autorité responsable et reconnue susceptible de contrôler les initiatives d’éléments livrés à eux-mêmes.
Ces accrochages, ces extravagances, ce mépris des accords intervenus depuis le 8 févier 1958, au lendemain de Sakiet Sidi Youssef, ce sont en fait les conséquences des troubles qui viennent de se manifester en France. Ainsi, il est établi que les événements qui se déroulent en France et qui, en principe, ne devraient pas nous intéresser, nous touchent effectivement.
Le cas du Colonel Mollot, par exemple, en fournit une éloquente illustration. Après le cou-de-tête des premiers jours, il est resté tranquille avec ses troupes dans son coin de Remada, en attendant les résultats des Bons Offices et le règlement du problème posé par l’incident de Sakiet Sidi Youssef, qui nous a amenés à interdire les mouvements des troupes françaises.
Un modus vivendi s’était rétabli. Nous n’ignorions rien des sorties en civil et de certains mouvements d’avions, mais nous voulions bien fermer les yeux. Voilà que subitement, nous retrouvons les troupes du colonel Mollot à Oued Dekouk et Bir-Amir, soit à quarante kilomètre de Remada.
Que pouvaient-elles bien faire si loin de leur base ? En tout cas, elles n’auraient certainement pas pu y parvenir si nous les avions encerclées dans leur cantonnement comme nous l’avons fait pour les casernes de Faidherbe ou de Salammbô.
Mais nous avions jugé qu’il n’était pas nécessaire de le faire. Nous avons deux postes dans la région. Le Colonel Mollot ne reconnaît pas l’indépendance de la Tunisie et considère que son autorité s’étend à quatre caïdats. Nous avons protesté. On a invoqué en réponse que l’autorité tunisienne avait installée des barrages à Oued Dekouk et Bir-Amir.
On se demande à quoi ces barrages, installés à quarante kilomètres de distance, auraient pu servir. Le prétexte est vraiment fragile. En tout état de cause, nous avons donné à nos forces l’ordre de ramener les troupes françaises à Remada.
Il semble que ces dernières aient reçu des ordres pour décrocher progressivement et éviter le contact. Nous ne pouvions accepter d’être mis devant le fait accompli. Il est espérer que cette affaire s’oriente vers un dénouement pacifique. Les troupes françaises ne sont pas encore revenues à Remada : certains se trouvent dans la région de Ksar- Ghilane.
Mais voilà qu’un autre incident a éclaté hier dans la région de Gafsa. Des avions ont quitté Bizerte et quatre d’entre eux se sont posés à Gafsa. Au Gouverneur, qui se prévalait de l’interdiction frappant de tels mouvements, le Commandement de l’escaladrille a répondu que ses appareils se rendaient à Remada et n’intéressaient pas Gafa. Curieux raisonnement en vérité, qui présupposent que les forces françaises considèrent Remada comme une zone de guerre, alors que Gafsa serait encore une zone de paix.
Nous avons donné l’ordre d’empêcher ces appareils de quitter Gafsa. Après de longs pourparlers, les équipages ont décidé de passer outre. Il y eu échange de coups de feu. Les avions qui ont réussi à s’envoler ont mitrallé l’aérodrome et un engagement met actuellement aux prises les troupes tunisiennes et les troupes françaises qui tiennent la base aérienne. On ne peut manquer de souligner que tous ces incidents ne se sont pas produits avant les récents événements de France. Il y a donc un synchronisme et un enchaînement évident entre les uns et les autres.
Demain, il est possible que de nouveaux incidents éclatent ailleurs. Tout est possible tant qu’il y a des forces militaires qui supportent, de mauvais gré, l’immobilisation à laquelle elles sont astreintes, et tant qu’il y a en Algérie une armée française qui ne reconnaît pas l’autorité du Gouvernement ou qui fait pression sur lui pour l’amener à se démettre au profit d’un Gouvernement qui aurait la faveur des Français d’Algérie.
Cette armée, on le sait, pose ses conditions et déclare qu’elle ne se soumettra à l’autorité de la France que lorsqu’un Gouvernement à sa convenance en aura pris la tête. Il s’agit, en vérité, d’un acte d’indiscipline et de rébellion, car le Gouvernement en place en France est un Gouvernement légal soutenu par une majorité constitutionnelle.
L’armée française ne l’entend pas ainsi, parce qu’elle sent qu’elle a une position de force en Algérie et qu’elle peut tenir la dragée haute au Gouvernement de Paris. Pendant ce temps, lui hésite et a peur de brusquer les choses. Mais l’armée est une et les forces stationnées ici sont gagnés par la fièvre parce qu’elles sont solidaires des autres et placées sous le même commandement.
La presse qui vient d’Algérie ne manque du reste pas de stimuler cette impatience. Ainsi le danger qui menace actuellement la Tunisie provient, d’une part, des forces françaises qui occupent la Tunisie : d’autre part, des forces françaises qui, au-delà des frontières de l’Algérie, ont aujourd’hui pouvoir de décision et comptent sur le soutien de la foule des ultras.
…On peut se demander, avant toute chose, quelle est maintenant la politique de la France à l’égard de la Tunisie. A cette question, je ne me sens pas en mesure de répondre avec clarté et certitude. Voilà justement la cause de notre trouble.
La crise ouverte entre la France et nous à la suite de l’incident de Sakiet Sidi Youssef n’a fait que s’aggraver depuis quatre mois. Elle a failli nous entraîner à des combats sanglants et à une guerre contre la France. Nous avons saisi le Conseil de Sécurité. La France a été, de l’avis unanime, reconnue coupable d’agression.
L’Amérique et la Grande Bretagne, agissant sans doute sur l’instigation de la France elle-même, nous ont offert leurs « Bons Offices » dans l’espoir de régler le conflit et de rétablir les choses sans passer par l’épreuve d’un débat et d’un vote qui auraient placé ces deux pays dans une position difficile.
En effet, le droit de la Tunisie était incontestable. Mais, d’un autre côté, la France était une alliée à menager. Nous avons dit que nous ne cherchions pas la difficulté et que nous ne verrions aucun inconvénient à être rétablis dans notre droit, par les voies amiables.
Après plus de trois moins de discussions et d’incessantes navettes entre Paris et Tunis, trois mois pendant lesquels les deux éminents diplomates délégués aux Bons Offices ont poursuivi inlassablement leur effort de conciliation, nous sommes tombés finalement d’accord sur un compromis accepté par nous-mêmes comme par le Gouvernement Gaillard.
L’affaire, pensions-nous, était réglée. Mais le Gouvernement Gaillard, gêné par l’opposition de droite, et elle a refusé d’approuver d’accord. Fallait-il considérer que tout était à refaire et qu’il ne subsistait rien de ce qui avait été acquis ? Ce n’était pas l’avis de MM. Murphy et Beely, qui l’un de Washington, l’autre de Londres, ont affirmé que les Bons Offices étaient simplement suspendus pour un temps, mais que l’on ne pouvait en constater ni la fin, ni l’échec. Ils semblaient dire qu’ils espéraient que le futur Gouvernement français en accepterait nécessairement les résultats.
…Il semble que les positions affirmés par M. Pflimin à l’égard de la question tunisienne et des Bons Offices ; son désir de renouer le dialogue avec la Tunisie ; ses déclarations selon lesquelles il était disposé à examiner les possibilités de négociation avec les Algériens dans les circonstances qu’il jugerait lui-même propices, il semble que tout cela ait déchaîné l’orage contre lui.
On y a vu les signes a accréditer de telles appréhensions et à prévenir les ultras contre un tournant que Paris se préparerait à prendre et qui, si telle était la vérité, entraînerait l’abandon de l’Algérie avant octobre. Des manifestations ont donc été décidées en Algérie pour faire pression sur le Parlement et empêcher l’investiture du Gouvernement Pflimlin.
Pour pallier la difficulté, le nouveau Chef du Gouvernement a fait une déclaration à l’agence « France-Presse ». Il répondait aux accusations erronées portées contre lui en affirmant qu’il comptait poursuivre et intensifier l’effort de guerre en Algérie et que l’armistice qu’il concevait ne saurait être différent de celui du 11 novembre 1918. Il croyait ainsi pouvoir rassurer les extrémistes de droite sur ses intentions.
Mais ceux-ci ne craignent pas, d’après ce que je constate dans la presse de leur tendance, les hommes politiques qui, comme M. Mitterand et M. Mendes France expriment franchement leurs opinions ; ils redoutent plutôt les hommes politiques qui leur tiennent un langage attrayant, mais qu’ils soupçonnent de pouvoir prendre une orientation différente.
Ce sont ceux qu’ils appellent les sous-marins.
La suspicion s’aggrave encore lorsqu’ils relèvent dans les déclarations de M. Pflimlin qu’il pourrait cependant avoir besoin de l’aide de la Tunisie et du Maroc pour trouver une solution et dégager les chances d’une négociation avec les Algériens.
…Il y a un nouveau son de cloche qui dénote une prétention et une vanité sans bornes. On prétend maintenant que c’est l’Algérie qui va sauver la France.
Paris, dit-on, sombre dans la déliquescence et la décrépitude. En Algérie, se sont levés une révolution, un souffle nouveau et un élan de fraternisation qui doit sauver la France du bourbier où elle s’est enlisée. Pour finir, on a besoin de De Gaulle.
En tant que Chef d’Etat, je n’ai pas de jugement à émettre sur De Gaulle. Ce qui m’intéresse et intéresse la Tunisie, ce sont les moyens qu’il doit employer pour accéder au pouvoir s’il veut sauver la France. Si ces moyens sont légaux, il ne provoquera ni lutte intestine, ni guerre civile.
Il y a une catégorie de gens, dont le plus grand nombre se trouve en Algérie, et une partie en France, qui préfèrent voir De Gaulle accéder coûte que coûte au commandement même si cela devait entraîner l’effondrement de la République et la mise en vaccance, des disposions arrêtés par la Constitution française pour permettre à un homme de prendre les rênes du pouvoir par une méthode qui impose à tous le respect de ce pouvoir.
Il y a une autre catégorie de gens qui demeurent attachés à la République et à ses lois, quelles que soient les circonstances, même si elles doivent écarter De Gaulle. Ou bien De Gaulle se soumet à la loi républicaine et aux principes définis par la Constitution ; ou bien il s’expose à devenir un dictateur qui aura contre lui tous les éléments démocratiques du syndicalisme et de la politique.
Le vrai problème est là. C’est précisément ce problème qui inquiète la Tunisie. Tant que la situation demeurera aussi confuse en France, la Tunisie aura tout à craindre. Elle redoute les troupes françaises stationnées sur son sol et celle qui stationnent dans son voisinage.
Ces craintes n’ont rien d’hypothétique. Le trouble qui règne à Paris et les relations obscures qui existent entre le Gouvernement et l’armée d’Algérie ont déjà conduit aux incidences que je viens de vous signaler : accrochages à Gafsa et dans la région de Remada.
…Quatre mois se sont écoulés depuis Sakiet Sidi Youssef. Le sans des victimes aura-t-il été répandu impunément ? Selon M. Murphy, les Bons Offices ont marqué un temps d’arrêt en attendant la formation du nouveau Gouvernement français. Le discours d’investiture de M. Pflimlin ne comporte aucune allusion à ces questions. Qu’est-ce à dire ?
Il est probable que le Chef du Gouvernement français pensait, en évitait d’en faire mention, d’échapper aux reproches d’abandon qu’on aurait pu lui faire. Les mêmes craintes et les mêmes complexes ont inspiré les déclarations qu’il a faites pour rassurer les ultras et leur promettre de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale.
Voilà pourquoi on ne parle plus d’évacuer et d’accepter la solution issue des Bons Offices. Il s’agit de s’entendre. La question m’intéresse de façon immédiate et pressante, car elle risque d’avoir des développements regrettables, dont les incidents enregistrés dans le Sud ne sont que les signes avant-courreurs.
Je pense donc que l’on commence à se rendre compte, aussi bien en France, qu’en Amérique et en Grande Bretagne, que la situation est tendue en Tunisie et qu’il faut chercher avec toute l’attention et la gravité voulues une solution du problème, toujours pendant, entre la France et la Tunisie, dans les tout prochains jours.
Car, en vérité, je ne sais pas sur quoi pourrait déboucher la crise française. Elle pourrait peut-être bien mener à la dictature. On commence déjà à réclamer une réforme de la Constitution qui autoriserait le Parlement à se décharger de tous ses pouvoirs législatifs au profit du Gouvernement. On prépare ainsi le terrain au pouvoir personnel et à De Gaulle.
C’est bien ainsi que Petain a enterré la IIIè République. Le Parlement s’est réuni pour approuver une réforme constitutionnelle qui devait aboutir à remettre tous les pouvoirs entre les mains du Maréchal Pétain.
L’histoire témoigne que la IIIè République est morte ce jour-là. Tout ceci, en vérité, ne m’intéresse pas. Les Français peuvent faire ce que bon leur semble et inscrire la réforme constitutionnelle en tête de leurs préoccupations.
Ce qui m’interesse, c’est le retrait, dans les plus brefs délais, de l’armée stationnée dans ce pays, dont nous avons interdit les mouvements et qui commence à s’agiter parce qu’elle ressent une certaine amertume.
Aujourd’hui, plutôt que demain, cette armée doit se retirer avant que l’anarchie et l’agitation ne s’installent dans ses rangs, car je ne sais pas si les troupes qui obéissent au Général Gambiez lui obéiront toujours, surtout maintenant que Salan publie des communiqués sur ce sui se passe sans le Sud Tunisien, considéré sans doute comme relevant de sa compétence.
Que cette armée se retire en application de l’accord des Bons Offices, sur l’ordre du Gouvernement français, de De Gaulle, de Massu ou de Gambiez, peu m’importe.

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